Forum Libre - 2016-12-24

Un texte sympa sur lequel j'ai dû bosser. C'est un peu long, et ça va peut-être être un peu indigeste, mais c'est assez intéressant pour qui aime les différences culturelles.

« Confronté à une montre, le Français y voit tout autre chose que le reste de l'humanité. Pour un Anglo-Saxon, l'heure, c'est un fait indiscutable; pour les Franco-Latins, tribu qui peuple les terres au sud de la Belgique, c'est une abstraction. Rendez-vous avec un copain à 15 heures ? Eh bien, 15 heures c'est l'heure où il se met en route. Et moi, je suis déjà sur place, encore une fois piégé. Pendant des années, j'avais comme partenaire de tennis un Monsieur Laplace (qui ne m'a jamais confié son prénom, mais passons). Si le cours était réservé à16 h 30, il s'amenait relax vers 16 h 36. Et à peine arrivé, il annonçait solennellement son intention de se rendre aux toilettes. Mais il habitait à 10 minutes du tennis, bon sang; il n'aurait pas pu s'occuper de sa vessie avant de quitter son domicile ? Résultat, dix minutes de jeu perdues et néanmoins payées. Cela fait-il partie de la guerre psychologique comme ces chefs d'État qui ne veulent à aucun prix décrocher le combiné le premier? Je ne le crois pas. Il s'agit simplement de la bonne vieille mentalité française – avant l'heure ce n'est pas l'heure. A l'heure non plus d'ailleurs. Chaque fois que l'étranger croit s'être adapté à ce qu'il faut bien appeler ce phénomène, les Français arrivent à le prendre au dépourvu. L'un des cafés du Jardin du Luxembourg affiche son horaire d'été : fermeture à 19 heures. Il n'est que 18 h 40, et, en toute confiance, je commande des cafés. En toute naïveté plutôt, car le tenancier refuse de nous servir. Il m'explique, comme si j'étais le dernier des débiles, qu'il y a deux horaires : 19 heures, c'est l'heure de clôture pour les clients déjà servis, pour les autres, c'est 18 h 30, car le processus de fermeture étant entamé, les boissons chaudes ne sont plus disponibles. L'établissement se trouve alors dans un état d'« ouverture-fermeture » que seul un Français est à même de comprendre. Les progrès de la technologie ne font que conforter cette philosophie du temps. Il m'a fallu un an ou deux pour saisir pourquoi le téléphone portable ravit autant ces Français, si peu stressés par leur montre. L'engin permet en effet de ne pas arriver à l'heure sans le désagrément d'avoir à s'excuser. Le coup est simple. En quittant son domicile – déjà en retard –on téléphone pour dire : «J'ai pris un petit retard.» L'autre personne étant avertie, l'horaire convenu n'a plus sa raison d'être. Le retardataire arrive, complètement blanchi et déculpabilisé. Simple, non? Par contre, il n'est jamais question en France de se mettre en retard quand il s'agit d'une activité jugée vitale – le déjeuner, par exemple. Essayez de trouver un plombier vers 13 heures pour une urgence. Impossible ! Les Français ont le ventre au diapason. Ils sont tous, mais tous, en train de déjeuner paisiblement ou bruyamment, selon les cas, au même moment. Ces mêmes traînards qui naguère ne voyaient pas la nécessité d'arriver à l'heure abandonnent leurs dossiers à 12 h 30, brûlent les feux rouges, écrasent les grands-mères au passage clouté pour se remplir la panse... C'est l'élan vital dont parlait Henri Bergson. D'ailleurs, je n'ai jamais entendu parler dans ce pays d'un bureau ou d'une administration qui pratique ce qu'on appelle dans les pays civilisés «la journée continue». Joindre un employé au téléphone? Le lundi? N'y songez point, la semaine n'est pas encore organisée. C'est la standardiste qui est chargée de l'expliquer, et si jamais elle vous passe la personne en question, elle est virée. Le vendredi? Encore moins. Soit pour cause de RTT, soit parce qu'on boucle plus tôt à cause du week-end ou encore parce que celui que vous souhaitez joindre est en train de rattraper les retards de la semaine. Les autres jours, pas avant 10 heures SVP, car on vient de terminer le deuxième petit café. Et mieux vaut ne pas tenter sa chance après-midi, l'heure du déjeuner approchant. Entre 15 h 30 et 17 heures en revanche, ça peut aller. Bref, au total dix heures et demie de disponibilité par semaine. Vous voulez rencontrer vos amis français? Là aussi le créneau est mince. Dans l'Hexagone, l'emploi du temps se mesure en tranches de six semaines, maxi. Hélas, il en faut un minimum de sept pour organiser une rencontre. À la rentrée, tous les Français font, bien sûr, «leur rentrée », même ceux qui ne sont pas partis en vacances, et surtout les hommes politiques. On doit faire vite pour se voir, mais hélas les vacances – cette grande sieste nationale – marquent encore les esprits, et, tout naturellement, on remet cela après la Toussaint. C'est justement début novembre que dans une soirée parisienne, j'ai eu le plaisir de rencontrer une charmante brune, originaire de Nantes. Quand je l'ai invitée au restaurant, elle m'a répondu qu'elle était pour l'instant débordée mais que ce serait avec joie après les fêtes de fin d'année. Janvier venu, c'était jouable mais après les excès financiers ou gastronomiques de décembre ce serait mieux après les vacances de février, n'est-ce pas ? Je relance ma brune fin février, et j'apprends qu'elle vient d'avoir une promotion – bravo – et qu'elle doit donc faire du zèle, notamment rédiger un gros rapport destiné au directeur à remettre avant Pâques. Elle en a seulement pour six semaines, mais après Pâques, ce sera avec grand plaisir, dit-elle. Son ton, enjoué, est prometteur. Patientons, on finira par y arriver. Entre Pâques, fête diablement mobile qui affole les agendas, et le mois de mai, rien n'est envisageable, rien, rien, rien, car il y a trop peu de temps. En mai, tout ceux qui ont déjà passé ce mois en France le savent, c'est totalement exclu avec tous ces jours fériés, ces ponts, ces grands ponts, ces innombrables absences, ces semaines en miettes. La brune ne rappelle même pas. Dernier espoir: la «fenêtre» entre Roland-Garros et le Tour de France, période ensoleillée, période de liesse, période de tous les possibles. Enfin, elle est d'accord puisque au bureau on commence a respirer un petit peu. Cela fait si longtemps qu'on ne s'est pas vu. Mon Dieu, où est partie l'année? Mais seulement voilà que depuis sa nomination, elle est obligée de prendre ses vacances en juillet, histoire de se coordonner avec le planning du grand patron. Et moi, je suis un aoûtien confirmé... « Alors, après les vacances ? », propose-t-elle, sans même une ombre d'ironie. C'est cela. Après...

STANGER Ted, Sacrés Français !, Folio, 2003, pp.175-178

/r/france Thread