Violences de l'idéologie publicitaire

Or l’omniprésence quantitative du phénomène publicitaire entraîne un changement qualitatif de sa façon d’imposer ses modèles. Ce discours dominant ne dit plus : « Faites ainsi » ; il dit : « Tout le monde fait comme cela ». L’injonction quotidienne n’est pas « Voici ce que tu dois être », mais : « Voilà ce que tu es ». Le mode indicatif se révèle dès lors beaucoup plus insidieux que le mode impératif. Il suffit que les mêmes images, les mêmes consommations, les mêmes sources se répandent « dans le cadre médiatico-publicitaire » pour que, aussitôt, la foule les reçoive comme régnantes, et donc devant être suivies. L’omniprésence du produit et de ses signes crée l’illusion à la fois d’un partage démocratique et d’un consensus idéologique. La banalisation devient la forme moderne de la normativité. On n’échappe pas à des modes de vie qui semblent déjà les nôtres. Le plus pernicieux des modèles est celui qui joue au miroir : personne ne peut plus protester de sa différence.

Or nos publicitaires, justement, usent et abusent du sophisme du miroir, pour clamer leur neutralité. Nous ne conditionnons pas, disent-ils, nous reflétons. Ils n’avouent pas qu’ils ne reflètent un peu que pour conditionner beaucoup. Leur technique, en effet, joue sur trois temps : photographier effectivement certains aspects de l’individu ou certaines tendances du public ; sélectionner, parmi ces traits, ce qui peut s’accorder avec l’idéologie de la consommation ; amplifier alors, à l’intention de l’ensemble du public, les modèles ou styles de vie ainsi constitués.

Leur manipulation constante consiste ainsi, avec du reflet sélectif, à produire du conditionnement massif. Cette gigantesque opération sociale réussit d’autant mieux qu’elle ne se voit opposer aucun réel contre-pouvoir institutionnel.

S’il y a en effet, au niveau purement commercial, une certaine défense des consommateurs contre certaines publicités, il n’y a pas de droit de réponse au niveau idéologique. Il n’y a pas d’espace médiatique pour un discours critique. Personne n’ira demander dix minutes par heure sur le petit écran pour exprimer son désaccord sur les modèles d’existence prônés par la publicité. Ni la femme maltraitée dans l’image donnée d’elle, ni l’enfant frustré par l’achat qui n’a pas tenu ses promesses, ni le travailleur insulté par la récupération caricaturale de son image, ni l’humaniste qui voit flétrir les valeurs auxquelles il croit, ne peuvent dénoncer hautement la violence morale qui leur est faite. La résistance à l’idéologie publicitaire ne peut suivre que la voie de la protestation privée, dans la quasi-clandestinité (7).

Loin d’admettre les résistances critiques du citoyen normal, l’institution publicitaire opère sciemment un chantage à l’anormalité qui frappe d’ostracisme tous les « publiphobes (8) ». Elle pousse ceux qui la rejoignent à rejeter ceux qui se plaignent d’elle, tendant par là, comme tout système totalitaire, à transformer ses victimes en bourreaux. Quiconque émet des doutes est suspecté d’archaïsme. Parler de conditionnement, de mercantilisation de l’imaginaire, c’est passer pour tenant d’une sociologie marxiste dépassée. L’individu vraiment « évolué » doit en même temps rejoindre le grand nombre (supposé publiphile) et rire des marginaux (supposés rétrogrades). Des philosophes « post-modernes » soutiennent de leurs sophismes cette position, tant ils craignent eux-mêmes d’être exclus de la modernité (9).

Ce refus de tout contre-pouvoir triomphe dans une dernière interdiction, dans un ultime chantage : oser attaquer le phénomène publicitaire, nous objecte-t-on, ce serait favoriser le chômage en freinant la consommation. Comme si la stagnation de la consommation n’était pas liée d’abord à celle du pouvoir d’achat ! Comme si, dans une société à deux vitesses, le salut du pauvre était directement dépendant de la boulimie du riche ! Comme si l’impasse dans laquelle devraient s’égarer nos sociétés consistait, en cette fin de siècle, à s’aliéner culturellement pour survivre économiquement !

François Brune; Auteur du Bonheur conforme. Essai sur la normalisation publicitaire (Gallimard, 1985) et de Les médias pensent comme moi ! Fragments du discours anonyme (L’Harmattan, 1993).

(1) Dans sa première acception, la publicité désigne le fait de faire connaître au public ce qui a un intérêt public (qu’il s’agisse de débats, d’ouvrages ou de produits). Ce sens uniquement informatif n’a évidemment plus rien à voir avec l’ampleur actuelle du phénomène publicitaire.

(2) Voir Emmanuel Souchier, « Publicité et politique », Le Monde diplomatique, décembre 1994.

(3) Les marchands de mort — par le tabac ou par l’alcool — ne désarment pas, on le sait, contre la loi Evin qui freine leur publicité (notamment dans le cadre des retransmissions sportives). Le mouvement Alliance pour la santé a dû récemment dénoncer le « complot des cigarettiers », en rappelant que « la publicité viole la conscience des plus jeunes et des plus démunis » (Le Monde, 1er juin 1995).

(4) Voir François Brune, « L’annonce faite au tiers-monde », Le Monde diplomatique, mai 1988.

(5) Bernard Brochant, dans sa préface au livre de B. Catheat, Publicité et Société, Payot, Paris, 1987.

(6) Voir François Brune, « De l’impérialisme publicitaire », Le Monde diplomatique, janvier 1986.

(7) Ceux qui désirent sortir de la clandestinité peuvent rejoindre le mouvement Résistance à l’agression publicitaire : 61, rue Victor-Hugo, 93500 Pantin. Tél. (1) 46-03-59-92.

(8) Le mot « publiphobe » provient, on le sait, d’une campagne lancée par la profession publicitaire, au début des années 70, pour ridiculiser ceux qui tiennent trop à leur liberté d’esprit…

(9) Lire les exemples cités par Jacques Blociszewski, « La publicité, culture de notre temps ? », in Manière de voir, no 19.

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